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Bouquet de fleurs

  - Sais-tu que, pour moi, c'était la première fois ?
  - Non ? s'étonna Dora.
  - Si.
  En fait, ce n'était pas un accès de sincérité, mais un accès de fierté.
  Dora, reposant sur l'oreiller, les cheveux épars, les yeux au plafond, se demandait - sans curiosité excessive - si Adolf allait maintenant devenir tendre, comme certains hommes après l'amour, s'il allait remplacer les gestes par les mots et gazouiller pendant des heures des phrases douces et enflammées.
  À son avis, ça ne devait pas être le genre d'Adolf qui alternait plutôt enthousiasme et abattement. En même temps, il s'agissait d'un baptême du sexe. Et la révélation rend toujours le puceau volubile. Il fallait voir. Il fallait attendre.
  - Demain, j'irai acheter des fleurs, murmura Adolf.
  « Tiens je me suis trompée, pensa-t-elle. Il est plutôt du genre délicat. Bonne surprise. »
  - Oui, j'irai acheter un gros bouquet de fleurs.
  Il devenait charmant. Aucun de ses amants, depuis l'âge de quatorze ans, n'avait jamais songé à lui offrir des fleurs.
  - J'irai les offrir au docteur Freud.
  - Quoi ?
  - Le docteur Freud. Un médecin juif que je connais. Je lui dois le moment que je viens de passer.
  Dora se retourna vers le mur verdâtre et, sans vergogne, agrippa tout l'oreiller pour elle. Elle ferma les paupières, désireuse de s'endormir au plus vite. Non, vraiment, le coup du médecin juif, on ne le lui avait encore jamais fait.

La part de l'Autre
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel

Bouquet de fleurs
GulliveR | 10/29/2006
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